Samedi 26 septembre 2019. Rouen. 5h20 du matin. J’arrive sur le pont Flaubert. Vue sur l’usine Lubrizol en flammes. Je sors mon iPhone. Quelques photos. Et 16 secondes de vidéos pour la séquence que je diffuse alors sur Twitter. Lorsque je ne suis pas formateur, et responsable de l’innovation pour Samsa.fr, je suis journaliste à Rouen. Cette double casquette est importante : le contact avec le terrain nourrit les formations, et inversement.
Cette fois-ci, je me retrouve aussi dans la peau du témoin qui a entre les mains un document d’actualité qui intéresse les médias. D’ordinaire, je suis le journaliste qui cherche les témoins, pendant les prochaines heures, je vais vivre ce que les témoins expérimentent lorsque les journalistes cherchent à les joindre. Du concret qui viendra ensuite enrichir les formations aux réseaux sociaux, ou les formations au fact-checking.
Les explosions se succèdent. Des débris enflammés s’envolent. il en retombe jusqu’au milieu du Pont Flaubert où je me trouve. #lubrizol #rouen pic.twitter.com/vAwtxxnApm
— Sébastien Bailly (@sbailly) September 26, 2019
Mon profil Twitter n’indique en rien mon métier de journaliste. Je suis là pour Ouest-France, pour qui je travaille comme pigiste régulier, depuis fin 2015 à Rouen. C’est Ouest-France que j’appelle à 6h00 pour prévenir de l’incendie. Mais qu’importe. Le sujet n’est pas là. Je vais vivre ce que doivent vivre les témoins d’un événement marquant sur les réseaux sociaux : la quête du document par les rédactions, la quête du témoignage.
La première a me contacter est une agence japonaise. Ou se présentant comme telle. J’ai posté ma vidéo à 5h42. Trois minutes après, cette agence japonaise, dont je ne sais rien, m’interpelle sur Twitter :
Bonjour, nous sommes une agence de presse japonaise. Avez-vous pris cette vidéo? Si oui, pourrions-nous l'utiliser dans des organisations de médias avec votre nom de compte? Ce serait formidable si vous pouviez nous dire le détail des lieux, des jours et des heures de tournage. pic.twitter.com/yqfWk0OT9S
— Spectee News (@spectee_news) September 26, 2019
Ils sont tellement rapides que c’en est affolant. Et je fais une erreur : je réponds oui. Quelques minutes auparavant, les débris des explosions retombaient juste derrière moi. Je suis sous adrénaline, avec mille choses à faire et décisions à prendre en quelques instants.
Tout a été assez dense pendant les jours qui ont suivi l’incendie de Lubrizol. J’ai donné une licence absolue à une agence inconnue sous le coup de l’émotion, sans prendre le temps de bien lire de qui il s’agissait. Je ne sais pas trop ce qu’ils ont pu en faire ensuite.
A 6h33, je donne mon numéro à un journaliste d’Europe 1 qui m’interviewe par téléphone. Ce qui se passe à partir de là ? C’est que je n’ai plus le temps de répondre aux sollicitations qui se succèdent :
Bonjour seriez-vous disponible pour une interview par téléphone pour la matinale de LCI ? Vous pouvez m'envoyer un message en privé
— Antoine Bourdarias (@ABourdarias) September 26, 2019
Bonjour @sbailly je travalile pour France24 pouvons nous utiliser vos images en les créditant bien sur ?
— Claire hopes (@Chopes24) September 26, 2019
(A vrai dire, je découvre certains de ces messages en écrivant ce billet : je n’ai pas eu le temps de les voir. Je m’occupais de récolter les premiers témoignages à ces moments-là. Je m’en excuse vraiment auprès des intéressés.)
Salut. Je viens de Storyful News Agency. Avez-vous filmé ces vidéos de l'incendie à Lubrizol aujourd'hui? Est-il possible d'utiliser votre vidéo via (lien: https://t.co/O79cR10N2S) Merci.
— StoryfulNews (@StoryfulNews) September 26, 2019
Storyful est une agence connue, sérieuse, dont les guides de vérification des contenus sur les réseaux sociaux me servent en formation. Désolé encore de n’avoir pas eu le temps de répondre.
Bonjour, je suis journaliste dans une agence de presse en Allemagne. Nous collaborons avec les radiodiffuseurs. Je travaille sur un reportage en ce moment et la vidéo est parfaitement adaptée. C'est votre vidéo ? Si oui, pouvons-nous avoir la permission de l'utiliser ?
— Michl Schmelzer (@PictureMichl) September 26, 2019
J’ai même raté Associated press
Bonjour je travaille pour l’agence Associated Press. Etes vous l’auteur de la video et pourrait on la diffuser ?
— OCetinic (@OlegCetinic) September 26, 2019
Et il y avait eu ça, à 8h06.
Bonjour, je m’appelle Derek. Je suis journaliste auprès de l’UER. J’ai trouvé votre video en cherchant a illustrer cette histoire pour nos partenaires. L’avez vous tourné? Peut on la partager en vous citant tel https://t.co/5Y84cyuLQj ?
— Derek Bowler (@BowlerDerek) September 26, 2019
J’ai le temps de refuser de répondre à Russia Today. Et celui de répondre à des contacts connus au Parisien. Mais si je vous raconte tout cela c’est que, pour la première fois, je me suis retrouvé dans la peau du témoin assailli par les médias. J’en tire plusieurs enseignements pour le jour où, en tant que journaliste, vous essaierez d’obtenir un témoignage ou un document auprès d’un témoin qui a publié quelque chose sur les réseaux sociaux :
1 – Soyez le premier
Evidemment, il y a une prime à la réactivité. Même avec des conditions de cession iniques, j’ai dit oui, dans le feu de l’action, à l’agence japonaise. Je n’ai réfléchi qu’après. Pour les suivants, soit j’ai dit non, soit je ne les ai même pas vus dans le flot de réactions, de likes, de retweets. Mon tweet a été vu près de 300 000 fois ! Le journaliste qui contacte un témoin n’a pas toujours conscience de la déferlante à laquelle le quidam est confronté.
2- Soyez clairs sur les conditions
L’agence japonaise, comme Storyful ou l’UER, me proposent des conditions claires (pas forcément acceptables, mais claires), soit grâce à un texte composé sur une image, soit grâce à un lien vers leurs conditions, soit les deux. Préparez ce genre de document, car on n’a pas le temps de discuter dans ces moments-là : il faut que tout aille très vite.
3- Tentez le message privé
Oui, si vous êtes déjà en relation avec le témoin par ailleurs, le contact sera plus simple. C’est dire l’intérêt qu’il y a à avoir une grosse communauté. On le mesure dans ces moments-là.
4- Insistez
Votre sollicitation va être perdue dans la masse des réactions diverses et variées. N’hésitez pas à insister : une absence de réponse n’est pas forcément un non. Ce peut simplement être un défaut d’attention dans un flux conséquent. Revenez à la charge. Et pourquoi pas dans une autre langue. C’est ce qu’a tenté l’agence allemande avec un message en anglais après son message en français
Hello, I’m a journalist from a news agency in Germany. We work together with broadcasters. I’m working on a report right now and the video fits perfectly. Is this your video? If so, may we have permission to use it?
— Michl Schmelzer (@PictureMichl) September 26, 2019
Demain, c’est sans doute moi qui serai à la recherche d’un témoin, d’une photo, d’une vidéo sur les réseaux sociaux. Et peut-être vous, aussi. Ces formations proposées par Samsa pourraient d’ailleurs vous intéresser :
Juste par curiosité : aucun de ces médias ne vous a demandé de leur envoyer le fichier vidéo originel (pour vérifier les métadonnées) ?
Serge,
la réponse est non.
Mais je n’ai pas poussé les choses jusqu’au bout. En détails voilà ce qui s’est passé. L’agence japonaise ne m’a rien demandé d’autre que mon accord. Et je n’ai pas donné mon accord aux autres (faute de tout voir passer).
La vidéo a été diffusée par Ouest-France (pour qui je suis pigiste régulier : la question ne se pose pas).
J’ai transmis un autre rush au Parisien (mais ils me connaissent : la question ne se pose pas).
Et un extrait d’un troisième fichier tourné au même moment a été diffusé par Envoyé Spécial sur France 2 (où j’étais interviewé, brièvement, par Elise Lucet pour témoigner en début d’émission).
Dans votre cas, beaucoup d’indices sont de toute façon rassurants… même pour des personnes qui ne vous connaissent pas (compte certifié, nombre d’abonnés confortable, tweets « sérieux », Sparkscore à 26…) autant de choses que l’on peut vérifier, même dans l’urgence. Donc, c’est sans doute pourquoi le média japonais n’a pas cherché plus loin ! Enfin j’espère :-) ! Après, obtenir l’envoi du fichier original est sans doute compliqué. Il faudrait d’ailleurs que je vérifie si un simple envoi par Whatsapp par exemple, supprime ou non les métadonnées.
Intéressant. Est-ce que vous avez pu voir ensuite si vos images avaient été reprises sans autorisation?
Merci.
Non, je n’ai pas cherché.
Pris dans le feu de l’action ! C’est le cas de le dire.