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Incubateurs : quand les médias couvent les start-up

Le financement du Ministère de la Culture pousse des groupes de presse à ouvrir leur incubateur de start-up. Pour quel résultat ?

Ouvrir grand les portes des médias anciens à la culture numérique. Accueillir au sein des rédactions les start-up de demain. Faire se croiser les écosystèmes et espérer que de la proximité naisse l’envie, se partagent les cultures, se créent les synergies. Ce sont les objectifs qui sous-tendent quelques programmes d’incubations dans des journaux de la presse quotidienne régionale : Sud Ouest, Ouest-France, La Montagne, Nice-Matin ont lancé leur incubateur de start-up.

Au quatrième étage de Sud Ouest, le groupe a ouvert un vaste open space de 200 m² aux jeunes pousses de l’économie digitale. C’est là que le groupe a lancé Théophraste, du prénom de Théophraste Renaudot, fondateur de la publicité et de la presse française au XVIIème siècle.

Dans les colonnes du journal, en juillet 2017, un an après le lancement de l’opération, Guillaume Vasse, directeur du développement numérique du groupe se réjouit : « C’est un partenariat gagnant-gagnant. Nous avons créé avec elles de vraies synergies concrètes sur nos métiers dans l’éditorial, la régie publicitaire et les abonnements. A l’image de Poool, qui aide les médias à monétiser leurs contenus premium et a pu tester sa solution sur le site du journal. Ou encore de Yabawt, agence spécialisée dans l’acquisition de prospects sur Internet, dont le savoir-faire a été proposé aux clients de Sud Ouest publicité. » Le groupe de presse ira jusqu’à une prise de participation de 25% au capital de Yabawt en octobre 2017. Sud Ouest Publicité propose ainsi à ses annonceurs la conception et l’optimisation de sites web ainsi que la génération de lead s.

Des emplois à la clef

Aux manettes de l’expérience bordelaise à son lancement, on trouve Adèle Tanguy. L’opération est un succès : « En 18 mois, les start-up incubées avaient créé 30 emplois », se souvient-elle encore aujourd’hui avec satisfaction.

Consultante, basée à Paris, elle accompagne maintenant Nice-Matin dans la mise en place de son incubateur : Le Mas. « Chacun se l’approprie, le Mas, c’est la maison provinciale d’une grande famille ». Pour installer les start-up, dont les premières arrivent en ce début 2019, Nice-Matin a sacrifié la grande salle de réception avec vue sur la ville. L’heure est aux économies. « Les tapis du Mas ont même été achetés dans des brocantes », raconte Adèle Tanguy.

Nice-Matin bénéficie d’un budget de 100 000 €, grâce au Fonds de soutien à l’émergence et à l’innovation dans la presse du Ministère de la culture qui a lancé un appel à projets pour la création de programmes d’incubation dédiés aux médias émergents. Ce fonds a financé 19 projets d’incubateurs média entre 2017 et 2018 pour un total de 4,4 millions d’euros. Seule une poignée est donc installée au cœur des médias locaux historiques.

Mais pour Nice-Matin, il ne s’agit pas de financer à perte des start-up : « on va faire plus, explique Adèle Tanguy. Le mas est un incubateur de start-up, un incubateur de médias innovants, mais ce sont aussi des événements, et une école ». Le média serait légitime pour aider les entreprises à apprendre à raconter leurs histoires et la formation continue organisée-là serait une source de revenus complémentaire pour un journal qui traverse une période économique compliquée.

Gagner de l’argent

« Gagner de l’argent avec un incubateur de start-up est compliqué », reconnait sans peine Adèle Tanguy. En effet, seul un projet sur cent, voire beaucoup moins, se révélera réellement lucratif. Les groupes de presse, en particulier dans la presse régionale, ont rarement les moyens de se transformer en business angel. Accompagner, oui, prendre des participations, peut-être, avec parcimonie.

Mais à Nice Matin, rédaction est forte des méthodes de travail innovantes. Sous la houlette de Damien Allemand, le service digital a su créer de vraies communautés autour de ses projets éditoriaux. « Ils se fondent sur l’expérience participative de la rédaction autour du journalisme de solution pour mettre les start-up en lien avec leurs communautés de lecteurs », explique la consultante. Un atout.

L’impact d’un incubateur, Adèle Tanguy l’a vécu en grandeur réelle chez Sud Ouest : « on a organisé 90 événements les 18 premiers mois, le journal est devenu un lieu central de l’innovation. On a créé quelque chose de collectif. Les présidents des grandes entreprises, les politiques, les écoles : tout le monde est venu nous voir. On s’est presque fait dépasser par le succès. »

Ouest-France, premier quotidien de France, a lancé son incubateur mi 2016 : OFF7. L’objectif ? Ici aussi, accompagner des startups en phase de lancement. Choisies sur candidature ouverte (huit dossiers sélectionnés), elles profitent, pendant un an, d’un partage d’idées, de formation, d’échange d’actions ou encore de financement. Et 136 start-up ont candidaté pour faire partie de la première promotion !

Des succès indéniables

Parmi les succès, Mediego, qui travaille à la personnalisation des pages web et des newsletters pour les internautes. Un sujet d’importance pour les médias. Mediego identifie en effet les similarités entre internautes pour leur offrir des recommandations pertinentes et personnalisées. La solution est utilisée par Ouest-France qui envoie plus de 100 000 newsletters personnalisées quotidiennes de cette façon. Et Mediego a convaincu d’autres médias, comme Paris-Normandie.

Quatrième expérience, lancée début 2019 : La Compagnie rotative. Un nom poétique pour l’incubateur du journal La Montagne (groupe Centre France). Deux salariés sont chargés d’animer l’opération, dotée d’un budget de 200 000 €. Raphaël Poughon est Lab Manager. Quentin Jaud, start-up manager. « C’est une des tentatives par lesquelles on entend s’ouvrir et se renouveler », explique Raphael Poughon. L’initiative arrive dans la continuité du Lab Centre France, qui jusque-là menait les programmes d’open innovation du groupe de presse de Clermont-Ferrand.

L’ouverture est ce qui caractérise La Compagnie rotative : « nous sommes partenaires du Bivouac, au cœur de l’écosystème des start-up locales, nous faisons partie de Magma, le réseau des accélérateurs, et nous avons un partenariat avec l’incubateur parisien Tank média ». Ici aussi, l’incubateur est aussi un moyen de nouer de liens et de s’inscrire dans l’écosystème de l’innovation.

L’histoire de La Compagnie rotative commence juste. « Nous avons reçu 22 candidatures, explique Raphaël Poughon à la mi-février 2019. Nous allons en retenir entre 3 et 6 qui partageront notre philosophie d’ouverture et de co-construction. Chacune sera accompagnée par un couple de parrain et marraine interne. Et, en fonction des sujets, on sollicitera tel ou tel expert de l’entreprise. Le programme dure neuf mois, mais on sera flexible, on ajustera en fonction de la situation. »

Diffuser la culture digitale

Au cœur de la démarche : l’acculturation, la transformation digitale de l’entreprise historique. Un espoir de chaque projet d’incubateur dans les médias. Celui que la culture des start-up imprègne les équipes en place. « C’est même un vecteur de dynamique d’intrapreunariat pour nous, explique Raphaël Poughon. Nous avons déjà une ou de pistes de projets portés par les salariés du groupe qui pourraient intégrer La Compagnie rotative. »

Jean-Marie Charon, sociologue des médias, a remis en 2015 un rapport à Fleur Pellerin, ministre de la culture. Son titre ? « Presse et numérique – L’invention d’un nouvel écosystème ». Il y promouvait l’existence des incubateurs pour les start-up médias, comme lieu de confrontation et d’expérimentation entre tous les nouveaux acteurs. Il observe donc avec intérêt le développement de ces programmes. Ses observations sont prudentes. « On n’est pas renversé par l’innovation des projets éditoriaux qui sont incubés », regrette-t-il. Les échos qu’il a pu avoir sur ce sujet le poussent même à espérer que cette dimension ne soit pas abandonnée.

Jean-Marie Charon est également prudent sur le phénomène d’acculturation qui résulterait de l’ouverture des incubateurs par les médias : « il faut attendre pour vérifier que la culture numérique se diffuse grâce à la présence des start-up, explique-t-il. On part de l’hypothèse que le caractère innovant des start-up aurait des retombées sur la rédaction. C’est un pari intéressant, mais qui reste à valider. »

Liens :

Article initialement paru dans le numéro d’avril 2019 de la revue Finance & Gestion

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