À l’occasion du colloque sur le journalisme et les plateformes organisé par le laboratoire LERASS à Toulouse en janvier 2019, Giuliander Carpes, ancien journaliste brésilien et confrère doctorant du programme JOLT, est intervenu pour raconter comment la désinformation s’est propagée sur la plateforme WhatsApp lors des dernières élections au Brésil.
L’élection présidentielle brésilienne de 2018 a vu le populiste Jair Bolsonaro s’imposer au terme d’une campagne marquée par la violence, physique et morale: le candidat Bolsonaro a été poignardé après moult commentaires racistes, sexistes et homophobes. En même temps, sur Internet et sur WhatsApp circulait un nombre important de “fake news”, phénomène qui avait déjà frappé le Brésil quelques années auparavant.
Comment tout a commencé
En 2013 au Brésil, alors que Dilma Roussef approche de la fin de son premier mandat, le taux de chômage est bas et le pays se prépare à accueillir la très coûteuse Coupe du monde de football. Mais à l’annonce de la hausse du prix des bus, des manifestations, d’abord pacifiques, s’organisent. Très vite, des violences éclatent et, durant les manifestations, les médias établis tels que Rede Globo, sont interdits d’accès par les manifestants.
Il faut savoir que le Brésil est l’un des pays où la propriété des grands médias est la plus concentrée et ce par de grandes familles industrielles connectées à la classe politique. Les informations sur les manifestations circulent donc sur les réseaux sociaux et Midia Ninja, média alternatif aux 2 millions de likes sur Facebook, diffuse des lives Facebook des événements.
En parallèle sur les réseaux sociaux, de fausses images montrant Mark Zuckerberg soutenant le mouvement commencent à circuler, et des bots visant à désinformer sont déjà décelés en 2014, lors de la réélection de Dilma Roussef.
Dans les rouages de la désinformation
En 2018, le Brésil est enlisé dans une crise sociale généralisée où se mélangent rejet de la corruption et appels à l’intervention militaire, et le candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro se présente à l’élection présidentielle. Ancien militaire, il a été député durant 28 ans. Pourtant, son impact public a été discret, et seulement une de ses propositions a été approuvée durant cette période. En outre, il n’a bénéficié que de 8 secondes d’antenne lors des débats présidentiels télévisés de 2018.
Mais sur les réseaux sociaux, et WhatsApp en particulier, une toute autre campagne est menée. En effet, des entreprises comme Havan, chaîne de grands magasins brésiliens, ont payé des agences de communication près de 3 millions d’euros afin d’organiser des “rafales” de messages sur WhatsApp. De plus, ces agences se sont procuré illégalement les numéros de téléphone, en fraudant les bases de données du CPF, l’équivalent de notre Sécurité sociale. Des numéros étrangers ont également été utilisés.
Malgré l’ampleur de la fraude, révélée par Patricia Campos Mello, une journaliste qui a par la suite subi menaces et chantage, la justice électorale a refusé d’annuler les élections.
À quoi ressemblent les opérations de désinformation?
Juliana Gragnani, journaliste de la BBC en charge de couvrir les élections, rapporte avoir reçu près de 14 000 messages WhatsApp via 28 groupes publics et ce, en l’espace de douze heures.
Un exemple de “fake news” est celui d’une vidéo retweetée par l’un des fils de Bolsonaro, Flávio, prétendant que le système de vote était truqué en faveur de Haddad. Vue plus de 800 000 fois sur Twitter et Facebook, il est impossible de déterminer le nombre de vues sur WhatsApp, puisque l’application est cryptée.
L’usage des médias au Brésil
Par rapport à d’autres pays, et d’après Hootsuite, les Brésiliens utilisent beaucoup Internet : plus de 9 heures par jour, contre 4 heures environ pour les Français. WhatsApp compte au Brésil 120 millions d’utilisateurs, pour un taux de pénétration de 68%, loin devant Facebook et YouTube. L’usage très répandu de WhatsApp peut s’expliquer par l’accès limité aux données 3G, conduisant ses utilisateurs à accéder à Internet via des liens partagés sur l’application.
Parmi les supporters de Bolsonaro, 81% déclarent utiliser les réseaux sociaux, et 57% WhatsApp (contre respectivement 59 et 38% pour les supporters d’Haddad, son principal opposant). De son côté, Bolsonaro assure que sa campagne sur WhatsApp était organique (comprendre sans achat d’audience et sans recours à des méthodes de diffusion automatisée).
Ce qui a changé depuis
Bien que WhatsApp soit difficile d’accès, pour les autorités et pour faire des recherches, l’application, qui appartient à Facebook, a depuis supprimé des milliers de comptes. De nouveaux paramètres ont été mis en place:
- les utilisateurs ne peuvent partager un message plus de 5 fois;
- la mention “transféré” est désormais affichée;
- les “fake news” peuvent être signalées au sein de l’appli.
En parallèle, le Brésil a interdit aux entreprises de financer des campagnes politiques.
S’il est difficile de déterminer si ces changements peuvent minimiser l’impact de futures campagnes de désinformation, il est certain que l’aspect crypté de WhatsApp donne du fil à retordre aux fact-checkers. Mais se contenter d’accuser la technologie équivaudrait, selon Jeff Jarvis, à s’éloigner du problème, pourtant bien humain, de la fraude, la manipulation politique, et autres bigoteries. La technologie ne jouerait donc que le rôle de mégaphone… invisible ?
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