On n’a pas souvent deux fois l’occasion de dire du bien de ses confrères alors je vais en profiter.
Au début du mois de septembre, je voulais revenir ici sur le lauréat du prix RFI*-France24 du webdocumentaire: Le corps incarcéré produit et réalisé par les équipe du Monde.fr. Vous pouvez entendre les lauréats Soren Seelow et Karim el Hadj dans l’Atelier des médias **.
Le bien que l’on peut penser de cette réalisation a été dit (notamment ici). Je voudrais insister sur un autre aspect moins visible et peut-être plus essentiel. Pour en arriver là, des rédacteurs en chef du Monde.fr (Boris Razon et Alexis Delcambre) ont décidé d’accorder du temps à leurs équipes pour travailler.
C’est devenu tellement exceptionnel que ça sonne comme un fait d’armes. Arrêter le temps et la course à la publication frénétique, ce devrait sans doute être le rôle aujourd’hui de tous les rédacteurs en chef. Mais n’est-il pas plus simple de se contenter de nourrir Google la bête en multipliant les articles publiés sans considération pour l’info qu’ils apportent. « De toutes façons, ça fera du clic! ».
Voilà ce que je n’avais pas eu le temps de dire ici.
Et ils viennent de récidiver. Après avoir lancé il y a 6 mois un blog temporaire pour aller ausculter la réalité de la crise « au ras du bitume » (comme disait sans condescendance l’un des mes profs en journalisme), ils ont décidé de renvoyer leurs journalistes sur le terrain pour voir ce qui avait changé.
Et si c’était ça la réponse au storytelling? Reconquérir la maîtrise du temps…
* je suis journaliste à RFI
** je produis l’Atelier des médias
Le temps… Emmanuel Parody avait parlé de cela également, en parlant du clic quand même.
Il distingue (de mémoire) :
– l'immédiat, le rapide, le vite référencé qui draine du trafic sur le moment mais se périme,
– le contenu plus fouillé, plus riche, plus dense, à longue durée de vie (qui génère aussi du clic mais pas en dents de scie).
Le premier génère un "visitorat" volatile, le second une audience plus attentive et plus fidèle. La qualité des deux traitements est bien entendu très différente. Là où les premiers jouent la primauté du lien et de l'immédiat, les seconds jouent la recommandation et l'enrichissement intemporel.
Cela me fait penser aux humoristes qui se moquent de l'instant et ceux qui croquent le quotidien de manière plus large, moins dans l'immédiat et la tendance ou la mode. Les sketches des seconds peuvent survivre au temps qui passe, voire à leur auteur.
Reste que pour ne pas sombrer dans le piège du storytelling (qu'il soit politique ou marketing ou commercial), il me semble qu'il faut parvenir à arrêter parfois les pendules.
Avoir le temps.
Avoir le temps de prévoir.
Avoir le temps de savoir.
Avoir le temps de penser.
Avoir le temps de scénariser.
Avoir le temps de répondre.
Oui, pour tout cela, il suffit de le prendre, le temps.
Je dirais même plus : le salut des rédactions passe par la maîtrise de ce traitement schizophrénique de l'actualité.
1. Relayant la nouvelle immédiate,
2. puis l'analysant, la remettant en contexte,
3. l'extrapolant sur base de recherches de terrain propres.
C'est à ce prix que les rédactions de journalistes professionnels pérenniseront la reconnaissance de leur valeur-ajoutée en ligne.