[Ce texte a été rédigé en mars 2006]
Monsieur Jourdain des nouvelles technologies, mon voisin de palier fait preuve d’agilité numérique sans le savoir et place les médias traditionnels face à un défi de taille : comment être présent sur tous les supports et suivre mon voisin qui passe sans rupture de la radio à internet, du courrier électronique au baladeur numérique et du téléphone mobile à la télévision ? Pour répondre à ce défi, un effort s’impose : donner de la fluidité aux contenus des médias.
Mon voisin de palier est un homme ordinaire mais c’est un homme de son temps (somme toute, assez banal et pourtant très agile avec les médias). La radio le réveille le matin. En quittant son appartement, son baladeur numérique sur les oreilles, il écoute, sur les conseils d’un ami, un podcast (programme audio téléchargé sur internet). Arrivé au bureau, il consulte son courrier électronique et les newsletters (lettres d’information) auxquelles il s’est abonné. Quand un SMS l’informe que l’une de ses actions en bourse est passée sous le plancher qu’il avait lui-même déterminé, il se précipite sur internet pour connaître les raisons de cette baisse et en profite pour jeter un œil sur son blog favori. Un peu plus tard, ce sont les images du nouveau clip de sa chanteuse préférée qu’il regarde sur son téléphone portable. Avant de quitter son bureau, il synchronise son assistant numérique personnel (PDA) avec les sites (professionnels ou de loisirs) qu’il n’a pas eu le temps de visiter dans la journée pour les consulter lors de son trajet en métro. Arrivé chez lui, il pressera le bouton de la télécommande de sa télé, à moins qu’il ne préfère discuter via une messagerie instantanée avec des membres de sa famille ou des amis.
La situation de mon voisin est bien résumée par Ashley Highfield, directeur des nouveaux médias et de la technologie à la BBC : « Les attentes du public changent – les gens veulent consommer les médias à leur façon, à tout moment, en tout lieu et de toutes les manières possibles ». C’est la parole d’un expert puisque l’entreprise publique de l’audiovisuel britannique s’est imposée parmi les médias les plus créatifs et les plus efficaces au monde dans l’exploitation des nouvelles technologies. S’étonnant de cette réussite, le très libéral Financial Times se demandait récemment comment une « entreprise bureaucratique financée par l’Etat et vieille de 80 ans » était parvenue à se hisser au premier rang des entreprises européennes du secteur de la communication et des nouvelles technologies dépassant de loin en audience, en innovation et en qualité les start-up les plus prometteuses. La réponse à cet apparent paradoxe est à chercher dans le fait que la BBC a historiquement une approche pluri-média (radio + télé) mais aussi et surtout dans le questionnement qu’elle s’est appliquée méthodiquement, comme devraient le faire tous les grands médias audiovisuels.
Questions pour passer à l’ère numérique
Le questionnement pour passer à l’ère numérique s’articule autour de deux interrogations. La première : qu’est-ce qui, dans la production du « vieux » média, a de la valeur (ou de la légitimité), aujourd’hui, aux yeux du public ? La réponse est multiple : la qualité de l’information et des programmes, la réactivité et la profondeur de l’information (deux notions contradictoires) et la capacité du média à faire participer son audience (on peut citer rapidement le cas des blogs ou des émissions de libre antenne). La seconde interrogation concerne directement la diffusion du média : comment le public souhaite-t-il pouvoir accéder à ce contenu ? En fonction des cibles, les réponses sont différentes, mais elles ont toutes en commun de permettre à un individu d’accéder aux informations qui lui sont nécessaires au moment, à l’endroit, et par le moyen qu’il souhaite.
Radio France Internationale (RFI) s’est appliqué ce questionnement, il y a quelques semaines, lors de la Coupe d’Afrique des nations de football. Résultat : une couverture assez exhaustive de l’événement en radio avec retransmission de tous les matchs en direct (une tradition et un savoir-faire maison), complétée par une couverture sur internet adaptée aux spécificités de ce média (compte-rendus textuels détaillés des rencontres, infos brèves actualisées régulièrement, composition des équipes, fiche de présentation de tous les joueurs avec leur photo, historique de la compétition). Résultat : une double diffusion sur les ondes et sur internet avec des contenus adaptés au vecteur de diffusion et une audience mondiale (avec des centaines de milliers d’internautes-auditeurs jusqu’en Australie ou au fin fond de la Chine dans des villes dont nous avons découvert l’existence à cette occasion). La participation des internautes a servi de matière à la réalisation de programmes radio ; elle a aussi été à l’origine de la production d’un certain nombre d’articles en ligne directement inspirés par le dialogue avec les internautes. Dans ces échanges, certains nous ont aussi appris qu’ils regardaient les matchs à la télé en coupant le son pour bénéficier des commentaires audio de RFI reçus via internet.
Des médias non-linéaires
L’agilité de mon voisin (qu’il soit parisien, chinois ou australien) dépasse de loin la fluidité dont font preuve les médias actuels mais elle se heurte toutefois à une limite. Il pourrait passer ses journées à surfer d’un média à l’autre mais il n’a pas que ça à faire. Un constat s’impose : la denrée la plus rare pour mon voisin, ce n’est pas l’information disponible mais le temps dont il dispose pour la consulter. Même si le volume global de consommation des médias augmente, il n’est pas extensible à l’infini. Une étude réalisée en juin 2005 par l’EIAA (European Interactive Advertising Association) indique déjà que près de la moitié des 15-24 ans regardent moins la télévision en raison du temps qu’ils passent sur internet. Logiquement, les grands groupes de médias cherchent à se développer sur d’autres supports que celui où ils ont établi leur renom pour reconquérir une audience dont les habitudes évoluent. Internet a été le premier terrain investi par ces « vieux » médias. Territoire en friche, nouveau Far West sans Indiens, il est apparu comme la nouvelle frontière. Mais contrairement à la conquête de l’Ouest, personne n’est venu poser d’intangibles bornes et délivrer des titres de propriété. Le cyberespace est ouvert à tous, et notamment aux plus rapides et aux plus malins. Les médias traditionnels ont vu surgir de terre une armée protéiforme de blogueurs inspirés, de podcasteurs de talent, de webradios et de créateurs de toute sorte sans qu’aucune barrière technologique, financière ou réglementaire ne vienne endiguer la déferlante.
Les nouveaux acteurs n’en sont pas restés là. Ils ont pris la mesure du nouvel environnement et ils ont contribué à changer la donne. Les moteurs de recherche sont apparus. Au départ, il s’agissait de s’y retrouver dans le foisonnement anarchique du web. Finalement, ils ont généré de nouveaux usages et de nouveaux modes de consommation. Ils ont contribué à fluidifier la circulation de l’information. Quiconque souhaite défricher un sujet qu’il ne connaît pas peut débuter ses recherches par une navigation sur le web et s’affranchir ainsi, assez largement, des modes anciens de circulation (ou de rétention) de l’information auxquels seuls les médias traditionnels et les spécialistes de la spécialité avaient un accès aisé. A la logique de flux prépondérante dans les médias traditionnels, le nouveau paradigme initié par internet ajoute la logique de stock. Ou, comme on dit dans le jargon de l’ère numérique, les médias linéaires se voient supplantés par les médias non-linéaires. Formulé autrement, cela pourrait devenir : les médias qui imposent doivent faire une place à ceux à ceux qui proposent.
Résultat : là où les médias « traditionnels » se pensaient imbattables, ils se révèlent fragiles et, sur les nouveaux territoires qu’ils pensaient conquérir, ils se découvrent confrontés à plus malins qu’eux. Un média audiovisuel ne s’improvise pas producteur de contenu écrit, pas plus qu’un média écrit ne devient sans effort un producteur d’audio ou de vidéo. Aujourd’hui les télévisions et les radios produisent et diffusent du texte, des images fixes (sur leurs sites internet), certaines radios mettent en ligne de la vidéo (Europe 1 en France), la presse écrite produit et diffuse, elle aussi, de plus en plus d’éléments audio (en podcast notamment) et de la vidéo (le cas du New York Times est symptomatique de cette évolution), mais l’apprentissage est souvent rude et les résultats ne sont pas toujours immédiatement convaincants. Cependant, les grands médias n’ont pas véritablement le choix face à cette évolution. A demeurer dans leur domaine de diffusion traditionnel, ils se priveraient de la capacité de suivre leur audience tout en affrontant un concurrence démultipliée. Il leur reste à développer des contenus suffisamment fluides pour être présents sur plusieurs supports.
La logique de Google pour la radio et la télé
Dans le monde de la radio et de la télévision, le défi est complexe. Là encore l’exemple de la BBC est éclairant. Elle veut proposer à ses téléspectateurs, auditeurs, internautes, téléphonautes et autres utilisateurs de ses services une offre d’information et de programmes réellement adaptée à leurs attentes. L’objectif, c’est de permettre à chacun de retrouver l’information audiovisuelle qu’il souhaite et de pouvoir en disposer sur le support qu’il utilise au moment qu’il choisit. C’est la logique de Google appliquée à la radio et à la télé. La BBC s’est engagée dans un vaste programme d’indexation écrite de sa production audio et vidéo. En effet, comme les moteurs de recherche sont encore incapables de « lire » le contenu d’un reportage télévisé ou d’une émission de radio, il faut en passer par le texte associé chacun de ces éléments.
Dans cette mutation numérique, les « vieux » médias ne partent pas sans atout. La démultiplication des modes de diffusion ne s’accompagne pas d’une augmentation parallèle du volume de production de contenus de qualité. Dans cette perspective, les bouleversements qui s’annoncent pour le monde de la radio et de la télévision avec l’explosion du nombre de canaux de diffusion (et donc de la concurrence) rendent indispensable la valorisation maximale de la production audiovisuelle existante. La fluidité de leur contenu leur donnera la possibilité de composer de nouvelles offres orientées vers des publics-cibles (la novlangue de l’ère numérique parle de « communautés ») clairement identifiés. En sachant qu’aujourd’hui, même une information très pointue, pourra trouver son audience dans le monde entier (au moins auprès de ceux qui pratiquent la langue dans laquelle elle a été diffusée). C’est le théorème de la « longue traîne » inspiré de la librairie en ligne Amazon qui réalise un tiers de ses ventes avec des livres introuvables en librairie tout simplement parce que sa zone de chalandise mondiale rend économiquement pertinent de proposer un livre dont il ne se vendra que 10 exemplaires dans chacun des pays de la planète.
Aujourd’hui, c’est en s’interrogeant sur la véritable valeur de leur activité éditoriale que les grands médias pourront aborder les défis qui se proposent à eux. Conscients de ce qui fait leur richesse, ils mettront en place les moyens de garantir la fluidité de ces contenus et développeront ainsi l’ubiquité attendue par mon voisin. S’ils s’en montrent incapables, ceux que l’on désignait comme les mass media disparaîtront dans la masse des médias.
Philippe Couve
Rédacteur en chef adjoint
en charge du site www .rfi.fr
de Radio France Internationale